Premier roman
Après la spectaculaire et très médiatique arrestation de Jean Labatille pour les dizaines de meurtres épouvantables qu’il a commis, son épouse et leur fils Lucien réussissent à se faire oublier dans une petite ville de province. Au lycée, le lourd secret que porte l’adolescent le rend magnétique. Le voilà au centre de toutes les convoitises féminines. Parmi les prétendantes, Jessica a peut-être, elle aussi, bien des choses à dissimuler.
La narration et le narratif employés par l’auteur nous transportent au grès de volutes philosophiques, sur une certaine analyse de vies qui se dévoilent dans ce roman merveilleusement bien écrit. Intrigues et rebondissements tiennent le lecteur en haleine … dans l’attente de découvrir ce que Jessica n’a pas dit !
Voici un beau livre. Un petit morceau de littérature vraie et bien écrit, mais pas que. Une petite histoire haletante, mais pas que. Quelques réflexions non dépourvues de profondeur sur la vie, la mort, la culpabilité, mais pas que.
Sylvain BUSSIÈRES nous offre surtout dans ce livre une part de lui-même, c’est évident. Il nous narre une histoire à multiples niveaux de lecture, du « simple » discours cynique dans la droite ligne de L’Étranger de Camus au récit symboliste de nos vies, parsemées des fantômes des opportunités que nous avons distraitement laissé mourir par mégarde, indifférence, expérience idiote ou volonté de laisser libre court à nos noires pulsions.
Ce livre nous dit que nous sommes surtout ce que les autres pensent de nous, il nous rappelle que ne trouvons que le bonheur qu’on se donne la peine d’aller chercher ; il nous rappelle que nous ne sommes que des Hommes, des êtres à multiples niveaux de lecture, des êtres à multiples niveaux de conscience. « Nous rêvons tous d’organiser nos vies autour de nos vertus pour qu’elles s’épanouissent, leur trouver de l’espace et du temps, mais le vice exige la même chose et c’est lui qui gagne. » Tout a-t-il été vraiment dit ?
J’ai aimé que l’histoire soit hétéroclite, on effleure le thriller, un poil de fantastique, et le roman contemporain. Il donne aussi matière à réfléchir sur la culpabilité, le couple, l’éducation, la transmission… La plume est fine, par moment ciselée mais toujours sensible. Je l’ai lu en une journée, l’intrigue est addictive. C’est un livre qui ne ressemble pas à un autre !
Tant de rebondissements et quelle créativité pour ce premier roman ! Félicitations à l’auteur !
Crédit : Gilles Delacuvellerie
Sylvain Bussières vit dans l’Ouest de la France. Selon lui, parmi les auteurs parfaitement inconnus, il est certainement le plus talentueux, c’est la raison pour laquelle il décide de s’auto-éditer. Jessica n’a pas tout dit est donc son premier roman publié. Il s’agit d’un livre haletant et profond, sensible et espiègle qui vous poursuivra longtemps, toujours selon l’auteur.
Après l’arrestation de mon père, nous dûmes quitter la ville dans laquelle j’avais grandi. Comme toutes les coiffeuses, ma mère avait une sensibilité sociale très affûtée. Elle comprit tout de suite que nous devions fuir, elle et moi, prendre nos distances et chercher à rester anonymes. Dans la confusion judiciaire et médiatique, elle eut l’immense intelligence et le grand art de nous soustraire aux objectifs des photographes et des cameramen. Nos visages restèrent donc quasi inconnus.
La lecture des magazines people et le visionnage de séries policières lui avaient enseigné la conduite à tenir dans ce genre de circonstances. Nous déménageâmes aussitôt que possible. Il ne s’agissait que de changer de région et nous nous installâmes à trois heures de route, dans une petite ville. Le bail de la maison, son contrat de travail et mon inscription au lycée avaient été établis sous son nom de jeune fille, le mien désormais. Labatille était devenu un des noms communs du diable. Dutroux et Fourniret le détrôneraient plus tard. Je devins Lucien Courage, né d’un père absent et d’une mère bien nommée. Je détestai d’abord ce nom puis m’y habituai jusqu’à l’aimer.
Le tour de force de ma mère était remarquable. Elle nous avait exfiltrés, purifiés. Grâce à elle, nous passâmes le reste de nos vies hors de l’éclat funeste du célèbre Jean Labatille. Nous rompîmes tous liens amicaux, seule resta la famille de mon père – elle n’en avait pas – qui habitait assez loin pour que notre nouvelle adresse ne puisse être communiquée aux curieux restés sur place. À moins de faire partie de ce maigre cercle familial, vous qui me lisez aujourd’hui découvrez de qui je suis le fils. Je dois ça à ma mère.
Je vécus cet exil sans difficulté. Avant le drame, je faisais partie de ces adolescents qui faisaient masse, ni populaire ni étrange, bon élève sans être brillant. J’ai l’impression d’avoir conservé toute ma vie ce physique passe-partout et cette allure que j’avais alors. Le trait a épaissi bien sûr, avec l’âge, mais je suis toujours grand sans être immense, juste assez voûté pour ne pas paraître fier, large d’épaules, mais peu musclé. Rien ne dépasse de ce corps, ni le ventre de mon pantalon, ni les oreilles de ma coiffure châtain et sage, ni le nez de mes joues glabres, ni les poils de mon col ou de mes manches. Mes yeux ronds et marron n’ont rien de remarquable, j’ai une peau sans problèmes ni cicatrices, je suis un quidam au milieu des quidams.
Je n’en souffre pas plus aujourd’hui qu’à l’époque, et j’en fis même un atout dans ma carrière de l’ombre.
La privation de mon père ne m’apparut pas comme un tunnel monotone. Avec un tempérament banal comme le mien, il est possible de ressentir de la joie et de la légèreté plus fréquemment qu’on ne le croit dans des périodes tragiques. La séparation d’avec mon père fut de fait un deuil, ma mère ayant décidé qu’on ne lui rendrait pas visite à la prison, ce à quoi je me conformai quelque temps. Je savais qu’il finirait par me manquer, mais ce n’était pas encore le cas. À seize ans, je n’avais plus besoin de la présence d’un père, la statue du commandeur me suffisait. Me restait son exemple. Je le connaissais, je savais d’avance ses réactions, je n’avais plus besoin de son incarnation pour me réconforter.
Ses comportements supposés étaient déjà des guides, qu’ils fussent positifs ou négatifs. Je décidai qu’il en était ainsi. Le regard de mon père était toujours posé sur moi. Mon éducation était faite, la suite n’aurait pu être que matérielle. Il m’avait donné le meilleur. En atterrissant loin de chez moi, j’avais le pouvoir de me construire une autre vie au bon moment, je quitterais l’enfance, j’aurais besoin d’être égoïste pour déployer mes ailes.
Dans mon nouveau lycée, je n’étais plus si lisse, je profitais du petit prestige de celui qui vient de la grande ville, qui vit seul avec sa mère. Notre situation me donnait plus de liberté que n’en avaient la plupart de mes camarades, j’étais l’homme de la maison, veillant sur une femme brisée et seule. J’imagine aussi qu’il y avait du mystère dans mon regard, celui que donne l’épreuve et qui consiste à garder un secret.
Ces sentiments s’accompagnaient de changements plus troublants. Je sentais des regards féminins inédits se poser sur moi. Mon cœur battait et ça me plaisait. C’est à cette époque que je découvris la puissance du silence. Il me fut nécessaire pour observer les codes locaux, me familiariser avec les expressions butochtones, sentir les ambiances et les habitudes. Je devins une éponge. Très vite, les garçons me craignirent, eux qui n’aimaient que le bruit.
Les filles, suivaient ceux qui les écoutaient, elles me recherchèrent donc. Les profs, eux-mêmes, me distinguèrent dans le groupe. Il suffit d’un trimestre pour jouir d’un statut que jamais je ne retrouverais dans mes vies suivantes. J’avais déjà eu deux timides expériences platoniques avec les filles dans mon ancien lycée et évidemment, la question me préoc-
cupait beaucoup. J’avais maintenant des propositions explicites et je compris qu’il valait mieux les ignorer pour les voir se multiplier.
J’étais convoité et me trouvais en situation de choisir. Ma puberté s’affirmait, tout cela était bien plus préoccupant que le fardeau supposé d’être le fils d’un monstre. Une fille pourtant semblait résister à mon charme tout neuf. Je rêvais de séduire cette grande brune élancée avec laquelle j’étais maladroit et toujours à contretemps. Elle semblait avoir trois ans de plus que nous tous et vivre dans des sphères qui nous étaient inaccessibles. J’aurais dû m’apercevoir que je voyais Jessica de cette façon parce qu’elle me réservait un traitement exclusif. J’aurais dû comprendre que mes sentiments étaient partagés. On est un crétin quand on est amoureux.
Comme ma confiance en moi s’effondrait dès qu’elle franchissait la frontière de ma zone d’intimité, je fis en sorte de l’éviter. Faire l’inverse de ce qu’on devait faire, voilà aussi un symptôme qui doit nous alerter sur la prise de pouvoir de notre cœur sur notre volonté. Jessica ne savait donc pas ce que j’éprouvais et j’en crevais. Vengeance inconsciente, je choisis alors la facilité. J’avais par ailleurs l’embarras du choix. La très blonde Isabelle Delmont me dragua d’une manière assez puérile, mais elle attira ma curiosité. Elle n’était pas une beauté évidente, elle avait peu de formes et un sourire rare, mais je lui trouvais beaucoup de magnétisme et une allure d’aventurière à crinière. Sa principale qualité, soyons clairs, était d’être la meilleure amie de Jessica.
Elle faisait une bonne première dans ma nouvelle vie. Elle m’expliqua un jour qu’elle aimait bien s’isoler dans les branchages d’un immense tilleul qui s’épanouissait dans un recoin de ce parc municipal qui séparait le lycée du centre-ville.
Elle se comportait comme un écolier aux genoux croûteux en se vantant de pouvoir escalader le majestueux sujet jusqu’à atteindre les plus hautes branches sans crainte du vertige. Elle me défia d’en faire autant. Elle me dit que ce rendez-vous devait rester secret, qu’il ne s’agissait pas de me faire perdre la face, mais de m’éprouver, une stratégie adroite pour créer un savant climat d’intimité entre nous. Son œil coquin et ses effets de cheveux ne laissaient planer aucun doute. Les femmes ont l’intelligence du corps. Piqué, j’acceptai. Elle me donna les indications pour trouver l’arbre et nous convînmes de nous y rejoindre samedi après-midi à quinze heures précises.
J’arrivai le premier. Le ciel de cette fin d’automne était gris et un vent frais agitait le feuillage du tilleul au pied duquel je m’assis pour attendre Isabelle. Quand le Noroît soufflait, il emportait dans la direction opposée les éclats sonores de l’agitation du cœur de la ville, juste là, toute proche. Le parc qui la bordait s’emplissait alors d’un silence habité du bruissement des feuilles entre elles et de sifflements légers. Si le vent changeait de direction, le phénomène s’inversait et le parc se trouvait corrompu par le bruit vulgaire des meutes urbaines. Ce jour-là, le Noroît était au rendez-vous et le parc calme. Je ne pensais pas à l’utilité de cet aspect des choses sur le chemin aller, mais il m’apparaîtrait au moment d’agir. Isabelle arriva, bravache, belle. Pour masquer sa victoire de me trouver au rendez-vous, elle m’ordonna de la suivre.
L’escalade débuta. Il se trouve que j’étais assez rompu à ce genre d’exercice et je parvins à faire bonne figure. À peu près au milieu de la hauteur de la frondaison, elle m’entraîna sur une branche assez horizontale qui nous permettait de nous éloigner du tronc et de nous trouver au-dessus d’un vide à une bonne quinzaine de mètres. Elle me félicita et me dit que c’était là qu’elle aimait se retrouver seule. Le
vent nous menaçait et pour être franc, je n’en menais pas large alors qu’elle semblait très à l’aise. Pourtant, nous entrâmes dans ce moment particulier, si délicieux, où l’on sort déjà ensemble sans s’être encore embrassé. Un silence plein s’installa tandis que nous regardions le sol.
– Tu aimes ? me dit-elle alors que nous étions assis l’un à côté de l’autre.
– Ça va.
Subitement, elle bascula en arrière et fit le cochon pendu, sans les mains, au-dessus de ce grand vide. La surprise provoqua chez moi une vive émotion. Elle me saisit et je mentirais en affirmant que je n’étais pas impressionné, j’étais incapable de faire une telle confiance à mon corps et de défier la pesanteur avec le seul concours de mes genoux. Sa chevelure de soleil pointait vers le sol, ses bras pendant dans une décontraction forcée.
– Et ça, tu sais le faire ?
– …
– Viens, tu vas voir, c’est super.
C’est ici que j’eus ma première occasion. Mes yeux se fermèrent un temps très court pendant lequel je visualisai clairement le petit geste que j’avais à faire, sa chute lourde et ma fuite facile dans la rue commerçante. J’ouvris les yeux et ne tremblai pas pour soulever ses fines chevilles et la faire basculer. Son cri fut emporté par le vent avec le bruit des feuilles. Le craquement sec de ses vertèbres au contact du sol me fit l’effet d’un coup de canon commémoratif. Certain qu’elle était morte sur le coup, je fus instantanément apaisé. Pour la première fois, le frisson magique se déversa en moi.
Un flot de sensations fortes, transcendantes et mystiques. La mort, quelle émotion ! Je descendis sans précipitation, ne m’attardai pas dans la contemplation de ce corps devenu pantin désarticulé, quittai les lieux sans croiser âme qui vive encore. La cité m’absorba. Un gamin idiot trouva le corps quelques minutes plus tard et alerta des passants. Les gendarmes ne purent se prononcer sur la cause du décès : accident, suicide ou meurtre. Comme les parents et les copines, ils choisirent de croire à l’accident, moins culpabilisant, moins terrifiant. D’ailleurs, mon geste, presque imperceptible, démentait à peine cette qualification accidentelle.
En effet, je n’avais pas souhaité cette mort, que je n’avais donc pas préméditée, je n’avais aucun intérêt dans l’affaire et n’en tirais aucun avantage. La nouvelle mit la ville en état de choc et le lycée en ébullition, entre torpeur et excitation. La mort d’une jeune blonde semblait plus inacceptable que celle d’une jeune brune, je ne sais pas pourquoi, mais je le constaterais souvent. Les journalistes écrivent toujours le mot « innocence » quand il s’agit d’une blonde ; pour les brunes, ils préfèrent des choses comme « débordante de vie ».
Je pensais être interrogé, Jessica devait être au courant de notre rendez-vous. Je craignais qu’une enquête ne fasse vite le lien entre mon père et moi. Il n’y en eut pas. Je ne demandai rien à mes camarades sur les questions posées par les policiers, mais je les imaginais et elles tournaient en boucle dans ma tête, en particulier celle qui consistait à identifier un petit ami d’Isabelle. Je n’eus pas besoin de mentir, personne ne pensa une seule seconde à moi. Ma mère ne s’intéressa au sujet que professionnellement, me demanda si je connaissais Isabelle, je répondis que je lui avais parlé une fois, mais les sujets criminels étaient devenus tabous à la maison. Nous n’en parlerions plus.